IV

Sandor, sire de Rhaize, s’esclaffa. Une fraction de seconde plus tard, son entourage l’imitait ; pour s’interrompre aussitôt qu’il eut fini. « Ainsi vous venez m’avertir, Camron de Thorn, que selon vous mon armée, mes chevaliers, ma stratégie et mon intelligence ne sont pas de taille à se mesurer à ceux du roi de Garizon ? »

Camron eut soudain les paumes moites. Tout l’entourage de Sandor – chevaliers, généraux, seigneurs et lecteurs – avait les yeux braqués sur lui dans l’attente de sa réponse. Enfin, au bout d’une semaine de sollicitation, le sire lui avait accordé audience. Camron avait préparé soigneusement chaque mot, chaque geste. Broc de Lomis se trouvait au fond de la salle pour apporter son témoignage s’il en était besoin, et d’autres hommes les attendaient à l’extérieur.

« Oui, sire. » Camron se maudit. « Ou plutôt non, sire. » Pour faire oublier cet impair, il s’empressa de poursuivre : « Je veux dire que j’ai vu les soldats d’Izgard – je les ai affrontés. Ils ne ressemblent à aucun autre. Les harras sont... » Camron serra les poings, butant sur le mot.

« Que sont-ils ? » Sandor parlait d’une voix légère, et son regard embrassa l’ensemble des personnes présentes comme pour partager avec eux une bonne plaisanterie.

« Des monstres », cracha Camron. Le silence s’abattit sur la cour :

Sandor examina Camron. Au bout d’un moment, il caressa sa barbe taillée de près. « Vous ne m’apprenez rien, Camron. On m’a rapporté ce qui s’est passé dans votre ville. J’ai lu la liste des forfaits d’Izgard. Je sais que ses hommes ont allumé un grand feu dans lequel ils ont jeté les femmes et les enfants. » Sandor marqua une pause. Il ne s’adressait plus à la cour ; ses yeux bleus ne fixaient plus que Camron. « C’est bien pourquoi mon armée marche à sa rencontre, et pourquoi je la rejoindrai moi-même demain. »

Un silence suivit les paroles du sire. La cour s’agita, mal à l’aise, ne sachant sur quel pied danser. Camron jeta un regard circulaire sur la grand-salle des Rois de Mir’Lor. Des candélabres de métal poli, hauts comme des poiriers et comportant autant de branches, flamboyaient contre les murs et les plafonds bleu nuit. Étoiles, comètes, lunes et créatures ailées traversaient ce ciel factice. Le sol dessinait sous ses pieds une mosaïque éblouissante de quartz, de granit, de marbre, d’ardoise, de mica, de lapis-lazuli, de schiste et d’autres échantillons de toutes les pierres extraites du sol de Rhaize.

Camron se sentit las, tout à coup. Cet endroit n’était pas pour lui ; il n’avait rien à y faire. « Sire, dit-il, sachant que ce n’était pas à lui de briser le silence de son roi mais incapable de s’en empêcher, je vous supplie de prendre garde à vos hommes. Ne les amenez pas au corps à corps, servez-vous de flèches, de projectiles, de lances au besoin ; mais ne les lancez pas aveuglément dans la mêlée. Sachez que les harras continueront à se battre tant que vous ne leur aurez pas tranché les jambes. »

Un murmure parcourut la cour. Une femme poussa un hoquet d’effroi dans le fond. Quelqu’un toussa.

Sandor se tapota le menton. « Et cependant vous avez survécu, Thorn. » Son sourire était mince, mais indiscutable. « Ainsi que l’homme qui se tient derrière vous.

— Sire... »

La main de Sandor se releva brusquement, réduisant Camron au silence. « Vous enrôlez des mercenaires et combattez avec eux , me dit-on ? »

Camron s’arracha les cheveux de frustration. « Et quand bien même ? Cela n’a rien à voir avec les raisons qui m’amènent ici. Je suis venu vous avertir, vous aider à vous préparer. » Il était en train de les perdre ; il le voyait à la façon dont ils évitaient de le regarder dans les yeux. En désespoir de cause, il fit un geste en direction de Broc. « Demandez à Broc de Lomis, à n’importe lequel de mes hommes – ils vous diront comment sont les harras. Les chevaliers de Rhaize périront si...

— Assez. » Ce mot de Sandor claqua comme un coup de fouet.

Camron pinça les lèvres. Il s’y prenait très mal. Il y avait peu de temps encore, il aurait su adoucir son propos de manière à mettre en garde ces gens courtois et raffinés, mais voilà qu’il ne trouvait plus que des paroles brutales. L’enjeu était trop grand. Avançant d’un pas, il déclara : « Sire, je désire partir dans le nord avec vous. Mes hommes pourront combattre auprès des vôtres, leur dire à quoi s’attendre.

— Camron de Thorn, répondit Sandor en s’adressant plus à la cour qu’à son interlocuteur, je ne suis pas un imbécile pour refuser l’aide que l’on peut m’offrir en cette heure. J’ai vu vos hommes, je les sais valeureux, et vous-même, en dépit d’une certaine impétuosité dans les manières, me paraissez jeune, fort et capable. De fait, votre nom seul suffirait à me persuader de vous prendre à mes côtés – la victoire de votre père au mont Credo n’a pas été oubliée. »

Sandor marqua une pause, afin de mieux marteler la phrase suivante : « Mais rappelez-vous également que les chevaliers de Rhaize sont invaincus depuis cinquante ans. Cinquante ans. Ce n’est pas un mince exploit, vous en conviendrez. » Il gratifia l’assistance d’un sourire désapprobateur. « Aussi, même si j’entends votre inquiétude ainsi que celle de vos hommes, vous me pardonnerez de ne pas m’effrayer de vos mises en garde. Je suis un souverain, et je dois mener mes troupes à la bataille sans peur. »

Une seconde s’écoula, puis la cour explosa ; les hommes frappaient le sol étincelant du talon ou du bout de leur lance. D’autres frappaient du plat de la main contre leur coupe en argent, dans un froissement de soie. « Aye ! » s’écrièrent plusieurs personnes d’une voix forte.

Camron était effondré. Il s’arracha les cheveux, en se maudissant de nouveau. Le discours de Sandor était imparable – il remettait Camron à sa place de la façon la plus désarmante. Il ne lui restait plus rien à ajouter. Sandor s’était élevé dans les hautes sphères de la royauté.

Croisant le regard de Camron sous la clameur, Sandor sourit. Camron n’aurait su dire s’il fallait y voir une marque de sympathie ou de satisfaction. Il n’était même pas certain de s’en soucier.

Il avait échoué.

« Regroupez vos hommes sous la bannière de Balanon ce soir. Vous trouverez sa tente sur le flanc est de la colline. » Il leur donnait congé.

Il inclina la tête. « Il en sera selon vos désirs, sire. »

La clameur était retombée rapidement, et tous les regards se braquèrent sur Camron tandis qu’il regagnait la grande porte à double battant. Camron ne se donna pas la peine de continuer à dissimuler sa claudication. Il était blessé – que cela se sache ! Broc s’avança à sa rencontre, avec une grimace compréhensive. Camron se réjouit de ce sourire qu’il savait sincère. En dépit des bandages qui lui couvraient la plus grande partie des bras, des jambes et du bas-ventre, Broc s’était habillé avec soin. Le bronze de son ceinturon et de son bouclier scintillait comme de l’or, et sous son surcot, il avait une longue chemise de soie rouge vif. Broc avait reconnu un peu plus tôt, non sans embarras, que c’était sa jeune sœur qui l’avait convaincu de la porter.

Sandor choisit de se taire pendant que les deux hommes quittaient la salle. Peut-être savait-il que la vue de ces deux hommes en train de boitiller serait plus éloquente que tout ce qu’il aurait pu trouver à dire.

Camron offrit son bras à Broc, le soutenant de son mieux sans donner l’apparence de le porter.

« Je ne parviens pas à croire que le sire ait refusé de vous écouter », murmura Broc tandis qu’ils franchissaient l’ombre du porche.

Camron ne répondit rien. En vérité, il s’était comporté en tout point comme avec Ravis deux mois plus tôt. La fierté du Rhaize était difficile à vaincre – on ne pouvait en vouloir à Sandor pour cela. Camron retint son souffle un long moment avant de le relâcher. C’était entièrement sa faute : il aurait dû aborder la question différemment, trouver des mots plus convaincants, prendre la cour à son propre jeu.

« Mon seigneur Thorn ? » demanda une voix douce.

Camron pivota pour découvrir qui avait dit cela. Une jeune femme, brune et vêtue de blanc, lui adressa une révérence. Il répondit d’un hochement de tête. « C’est moi. »

La fille regarda autour d’elle, s’inclina de nouveau puis chuchota : « Seigneur, la dame Lianne vous attendra dans ses appartements ce soir au crépuscule. »

La mère de Sandor. La comtesse de Mir’Lor. Que lui voulait-elle ? Camron se surprit à jeter un regard circulaire dans l’antichambre, comme la fille avant lui. Les portes menant à la grand-salle des Rois se refermèrent bruyamment tandis qu’il répondait : « Dis à Son Altesse que je serai honoré de lui rendre visite. »

La fille s’inclina une dernière fois puis s’éloigna bien vite le long du couloir, dans le trottinement léger de ses mules en soie sur la pierre.

Broc émit un petit bruit de gorge. « D’aucuns prétendent que la comtesse serait la véritable tête pensante du Rhaize. Vous devriez tenter de la rallier à vos vues.

— J’essaierai, mais je ne sais guère m’y prendre avec les dames.

— Ma foi, peut-être pourriez-vous adopter une approche moins directe avec la mère qu’avec le fils. Évitez de mentionner le tranchage de membres en sa présence. »

Camron réussit à sourire d’un air lugubre. « J’ai tout gâché, n’est-ce pas ?

— Non, en aucun cas. Vous avez parlé avec franchise et hardiesse, et je crois que les gens mûriront vos paroles en quittant la grand-salle. »

Percevant des accents de fatigue dans la voix de Broc, Camron se remit en marche à travers l’antichambre. C’était une erreur d’avoir amené Broc ici. Le chevalier aurait dû se trouver dans son lit, à se reposer, au lieu d’arpenter les couloirs interminables du palais afin de lui apporter son soutien en cas de besoin. Se rapprochant encore, Camron prit une plus grande part de son poids sur son bras.

« Comment ouvrir les yeux à Sandor, Broc ? demanda-t-il. Comment lui faire voir que les harras sont... » Camron se reprit. Broc savait aussi bien que lui ce qu’ils étaient.

« Profitez de la marche vers le nord pour parler à vos pairs. Si vous pouvez les convaincre de faire preuve de prudence, cela devrait suffire. »

De prudence. Le mot fit grimacer Camron. S’il n’avait pas été à ce point obnubilé par ses propres problèmes le jour où ils s’étaient enfoncés dans la vallée des Pierres brisées, peut-être n’auraient-ils jamais rencontré les harras. Beaucoup d’hommes seraient encore en vie. La prudence aurait pu les sauver. L’estomac noué, Camron s’obligea à parler. « Je ferai de mon mieux. »

Broc acquiesça. « J’en suis sûr. »

Tous deux restèrent silencieux un moment après cela.

 

« Peux pas te l’donner gratteux, chérie. Ma commère m’écaillerait sur place. »

Tessa acquiesça gravement, quoique en réalité elle ne comprenne pas grand-chose à ce que le marchand disait. Elle devinait sa tactique, néanmoins. « Ma foi, j’irai m’adresser ailleurs. Merci pour votre peine. » Elle tourna les talons dans un froissement de jupons et fit mine de s’éloigner de la friperie.

Le marchand la rappela. « J’pourrais p’t-être en racler un p’tit peu sur l’dessus. »

Tessa continua à s’éloigner et lui lança : « Il m’est impossible de vous en offrir davantage qu’une pièce d’argent. Désolée de vous avoir fait perdre votre temps.

— Reviens, chérie. J’vais voir c’que j’peux faire. »

Tessa tint bon. « Une pièce d’argent. »

Le marchand soupira. « Va pour une pièce d’argent. »

Refrénant son impatience, Tessa revint tranquillement vers la boutique. Le manteau qu’elle venait de négocier était en velours bleu foncé, et tandis qu’elle approchait, le marchand laissa courir ses doigts le long du tissu pour en faire ressortir la trame.

« Une affaire, chérie ! Tu fais une affaire. » Il soupira de plus belle, en secouant la tête. « Ma commère va sûrement m’écailler. »

Tessa lui tendit sa pièce d’argent. Elle voulait ce manteau. « Où puis-je obtenir un petit déjeuner par ici ? Et me rafraîchir un peu avant mon départ pour le nord ?

— À l’auberge de Chez Wicks, chérie. Tous ceux qui partent dans l’nord commencent leur voyage chez Wicks. »

Tessa hocha la tête. Pendant le discours du marchand, elle avait pris un coin du manteau sur l’étal pour l’enrouler autour de son poignet. Le marché qu’elle avait découvert par hasard semblait relativement bien fréquenté, et le marchand aussi honnête qu’un autre, mais mieux valait tout de même observer certaines précautions. « Où est-ce ?

— Descends les Aspeys, puis prends à droite sur les Rois. Tu n’peux pas la louper. Des grands volets rouges, beaucoup de fumée... » Tout en parlant, le marchand roula des yeux pour indiquer la direction. « Tu vas à Palmsey, c’est ça ?

— Non, à Port-Glas. Je me rends sur l’île Ointe. »

Le marchand creusa les joues. Il lâcha l’autre coin du manteau, qu’il abandonna à Tessa. « Tu f’rais bien d’y aller tout d’suite, dans ce cas. ‘Pas t’mettre en retard. »

Tessa prit le vêtement, le jeta sur ses épaules, remercia le marchand et partit. Elle se persuada que c’était de la surprise qu’elle avait perçue dans la voix de l’homme à la mention de l’île Ointe, et non de la peur.

Il se remit à bruiner doucement tandis que Tessa traversait le marché encore en train de se monter. Les marchands dressaient leurs étals, déballaient leurs produits, déchargeaient leurs mules et juraient contre la pluie. L’endroit ne ressemblait pas à Bay’Zell ; l’atmosphère en était plus terne, moins animée en dehors des jurons, ne donnant guère envie de s’y attarder maintenant que Tessa n’était plus protégée par ses petits jeux. Elle aurait bien voulu se trouver ailleurs.

Elle ne pouvait pas revenir en arrière, cependant. Elle devait accomplir ce pourquoi on l’avait conduite ici : combattre les harras, les renvoyer d’où ils étaient sortis. Deveric l’en avait jugée capable, et une petite part de Tessa s’en croyait capable également. Elle avait éprouvé bien des choses ce matin-là dans la cuisine de la mère Emith, lorsqu’elle avait pris son pinceau et peint cette enluminure, mais à y repenser, dans la lumière humide et grise d’une aube maribanaise, Tessa prit conscience que ce qu’elle avait ressenti de plus fort était le pouvoir. Pendant quelques secondes, elle, Tessa McCamfrey, avait repoussé les harras.

Tessa fit rouler ses épaules sous son manteau. Elle ne se sentait guère mieux, mais savait au moins ce qui lui restait à faire. Elle devait se rendre sur l’île Ointe.

La maison Chez Wicks ne fut pas difficile à trouver. Ses volets hauts comme des portes s’ouvraient directement sur la rue, et des nuages de vapeur d’eau s’en échappaient, pareils au panache d’un geyser. Perplexe, Tessa fronça les sourcils, plissa les yeux puis acquiesça. Pas de cheminée.

« C’est pour un petit déjeuner, une chambre ou une livraison ? »

Tessa pivota et découvrit un jeune garçon qui la tirait par le manteau. Le gamin avait les joues et le front tout rouges, et une fine pellicule de sueur faisait briller son nez.

« Petit déjeuner, chambre ou livraison ?

— Petit déjeuner. »

Comme si elle avait prononcé une formule magique, l’enfant la prit par le coude à travers son manteau et la guida entre les volets dans l’intérieur sombre et enfumé de l’établissement. « Il n’y a pas de porte chez Wicks, expliqua-t-il sans attendre qu’on lui pose la question. Ma’ame Wicks ne veut pas en entendre parler. »

Tessa cligna des paupières, tâchant d’habituer ses yeux à la pénombre.

« Il n’y a pas de chandelles non plus. » Le garçon parlait comme si tout cela était parfaitement normal. « Ma’ame Wicks dit que la lumière qui nous est donnée par Dieu est la seule qui convienne pour manger. »

Tessa se demanda comment faisaient les clients de ma’ame Wicks à la nuit tombée. L’odeur du pain frais, des oignons frits et du bacon grillé mit bientôt un terme à ses spéculations. Oui, se dit-elle, en salivant malgré elle, je veux bien m’asseoir ici et manger dans le noir s’il le faut.

Le garçon la conduisit à un banc le long d’une grande table et lui fit signe de s’asseoir. La salle bruyante était remplie de gens en train de manger, de boire et de bavarder. Tessa se glissa au bout du banc de manière à rester le plus possible dans l’ombre. Elle ne souhaitait pas attirer l’attention.

« Tenez, ma dame. » Le gamin revint avec une cruche remplie d’une boisson chaude et un quignon de pain creusé en son milieu et rempli de beurre fondu et de miel. « Je vous ramène la suite dès que ce sera prêt. »

Tessa voulut le remercier, mais il était déjà parti. En l’absence de chope – ma’ame Wicks ne croyait sans doute pas aux chopes non plus –, Tessa but à même la cruche. Celle-ci contenait une sorte de thé épicé, très sucré et absolument délicieux. Tessa la vida entièrement – elle n’avait pas réalisé à quel point elle mourait de soif. Le pain était chaud, truffé de noix et de graines. Tout en se restaurant, Tessa s’adossa au mur, allongea les jambes sous la table et laissa reposer ses muscles endoloris. Elle n’était pas épuisée au point de bâiller et de s’étirer – elle avait passé ce stade depuis longtemps –, elle se sentait tout simplement éreintée.

« Et voilà, ma dame. Des saucisses et du bacon, avec une tranche de jambon gratteux. Les compliments de ma’ame Wicks.

— Gratteux ? » Il était temps qu’elle apprenne un peu le jargon des habitants de cette île étrange et pluvieuse.

« En cadeau, ma dame. Ma’ame Wicks offre toujours une tranche de jambon à ses nouveaux clients. » Le gamin se tapota le front avec sa manche. « Je vous conseille de l’emballer, cela dit. La charrette de Palmsey s’en va dans un quart d’heure.

— Je ne vais pas à Palmsey. »

Le garçon absorba cette information et la rumina. Ses mâchoires remuèrent un moment, puis il demanda : « Où allez-vous, dans ce cas ?

— À Port-Glas. »

Avec un coup d’œil aux nuages de vapeur qui masquaient la cheminée et la table de cuisine, il répéta le nom comme s’il s’agissait de la réponse à une énigme qui le préoccupait depuis longtemps. Il tourna les talons et s’enfonça dans la vapeur. « Je reviens tout de suite. »

Tessa le laissa s’éloigner. Elle ignorait ce qu’il avait en tête, mais ne sentait pas le moindre danger. Quand elle voulut se pencher pour rapprocher son assiette de saucisses et de bacon, une vive douleur lui saisit l’épaule. Elle serra les dents, compta jusqu’à trois, puis se détendit. La douleur fut longue à s’estomper. Le muscle, qu’elle avait relâché toute la nuit en marchant, commençait à se raidir.

L’odeur de graillon qui émanait du jambon et du bacon la prit à la gorge, lui donnant la nausée. Malgré elle, elle revécut les événements de la veille au soir à l’auberge. Elle entendit Ravis prévenir Violante de rester en arrière, puis le revit s’élancer contre les deux hommes en armes qui maintenaient l’aubergiste, tout en criant à l’assistance de s’enfuir. Tessa repoussa son assiette. Elle voulait croire qu’il s’en était sorti indemne.

« Êtes-vous la jeune femme qui se rend à Port-Glas ? »

Surprise, Tessa leva la tête. Une grosse femme aux joues rouges et aux cheveux gris se tenait devant elle. Agacée de se voir trembler, Tessa fit un violent effort afin de recouvrer son sang-froid. « C’est cela.

— Et avez-vous l’intention de partir ce matin ? »

Rendue irritable par sa douleur à l’épaule, Tessa répliqua : « En quoi cela vous regarde-t-il ? »

Le menton de la femme s’enfonça dans les replis de son cou, et elle battit des cils plusieurs fois en succession rapide. Après un moment, le menton réapparut, plus carré qu’avant semblait-il. « Voilà des semaines que j’attends de faire ce voyage, mais en tant que femme, je refuse de prendre la route toute seule. Ce ne serait pas convenable. » Elle secoua la tête avec emphase. « Non, par Dieu, je m’y refuse absolument. »

Quelque chose dans les manières de l’inconnue poussa Tessa à demander : « Ma’ame Wicks ? »

La femme acquiesça. « En personne.

— Et vous partez pour Port-Glas, vous aussi ? Ce matin ?

— Si je parviens à trouver une autre femme pour m’accompagner, oui.

— N’y en aurait-il donc aucune qui se rende à Port-Glas ?

— Aucune de respectable. »

Tessa réfléchit un moment. « Combien de temps dure le trajet ?

— Une journée et demie. Un groupe de trois personnes doit se mettre en route dans la demi-heure. » Ma’ame Wicks renifla. « Mais il me suffirait d’un mot pour le faire patienter. »

Tessa n’en doutait pas. « Y aurait-il un endroit où je puisse me rafraîchir avant le départ ?

— Vous êtes ici chez Wicks. Nous veillons à satisfaire tous les besoins convenables des voyageurs. Suivez-moi, je vais vous montrer une chambre. »

Tessa lui emboîta le pas. Elle s’enfonça dans le sillage considérable de ma’ame Wicks à travers des tourbillons de vapeur et une pénombre toujours plus dense, trop lasse pour s’étonner de la facilité avec laquelle elle s’en remettait ainsi à quelqu’un d’autre.

 

Camron lissa sa tunique, se plaqua les cheveux en arrière, puis frappa à la porte à rayures or et blanches devant lui. En dépit de son aspect délicat, la porte était en chêne massif et son doigt ne produisit qu’un petit bruit terne et assourdi.

« Entrez », lança une voix douce.

Camron repoussa le battant et fit un premier pas dans la pièce. Un coup d’œil à la tranche lui permit de constater que la porte était pratiquement grosse comme le poing. Comment une voix avait-elle pu traverser une épaisseur pareille tout en paraissant aussi douce ?

« Bienvenue, Camron de Thorn. »

Camron leva les yeux sur une femme vêtue d’une robe grise scintillante, aux cheveux d’un blanc parfait et aux yeux si bleus que même à cette distance, dans la lumière du soir et à la lueur vacillante des bougies que l’on venait d’allumer, ils attiraient le regard aussi sûrement que des joyaux sur un tissu noir. Elle devait connaître la valeur de ses yeux, car elle ne cilla pas une seule fois en venant à sa rencontre jusqu’à la porte.

« Votre Altesse. » Camron s’inclina afin de dissimuler sa surprise. Il n’avait pas imaginé rencontrer la comtesse dès qu’il aurait posé le pied dans ses quartiers. Où étaient ses servantes, ses dames de compagnie ?

Comme s’il avait posé la question à voix haute, la femme tendit la main et lui dit : « Approchez, je suis trop vieille pour perdre mon temps en cérémonie et j’ai largement passé le stade où j’avais besoin d’un entourage pour inspirer le respect. » Ses sourcils déjà bien arrondis se haussèrent encore un peu plus. « Servez-vous un verre de vin puis asseyez-vous, ou restez debout, à votre aise. »

Camron eut à peine le temps de refermer les doigts sur la paume fraîche de Lianne, comtesse de Mir’Lor, avant que celle-ci ne retire sa main. Elle tourna les talons et il la suivit jusqu’au centre de la pièce. Contrairement aux salles officielles du palais, les appartements de la comtesse étaient bas de plafond et intimes. Des panneaux peints en terre de Sienne brillaient à la lueur des bougies, d’épais tapis safran étouffaient le bruit des pas de Camron et, au fond d’une cheminée de pierre rouge, un feu modeste mais vigoureux produisait de belles flammes dorées.

Parvenue devant un groupe de chaises à haut dossier, de bancs chargés de coussins et de tables, la comtesse se retourna et indiqua d’un geste un plateau d’argent sur lequel se trouvaient des gobelets et une carafe de vin. Bien qu’il ait la bouche sèche, Camron n’avait aucune envie de boire. Une petite voix lui soufflait qu’il aurait besoin de tous ses esprits pour s’entretenir avec cette femme. Il ne pouvait refuser son offre, toutefois, et leur servit un verre à tous les deux. À peine avait-il incliné la carafe que le bouquet d’un berriac de quatorze ans d’âge parvint à ses narines. Des souvenirs, aussi friables que des feuilles d’automne, affluèrent dans le fond de sa gorge : Thorn, son père, les longues soirées au coin de la cheminée à parler d’armes, de fournitures et des affaires du domaine.

Camron avala sa salive. Sentant sa main trembler, il se concentra de son mieux afin de servir le vin. Lorsqu’il releva la tête, il vit la comtesse en train de l’observer.

« Il n’y a pas de meilleur vin que celui de Thorn », déclara-t-elle.

En la voyant d’aussi près, Camron réalisa qu’elle était très âgée. Petite, également, quoiqu’il ne s’en soit pas rendu compte tout de suite en la suivant dans la pièce.

« Que voulez-vous de moi ? » s’enquit-il.

Elle parut moins surprise que lui par cette question. Camron avait peine à croire qu’il l’ait posée. Étaient-ce les vapeurs du vin ou la présence intimidante de la comtesse qui l’avaient conduit à s’exprimer de manière aussi directe ? Il l’ignorait. Mais il ne retira pas sa question.

Prenant le deuxième gobelet dans sa main, Lianne répondit : « À l’aube, vous allez partir dans le nord en compagnie de mon fils. » Ce n’était pas une question mais elle marqua un silence malgré tout, afin de laisser le temps à Camron de réaliser qu’elle savait tout ce qui s’était dit ce matin dans la grand-salle des Rois. Fixant sur lui un regard pénétrant dont seuls des yeux de cette couleur avaient le secret, elle reprit : « Dites-moi, Camron de Thorn, quand vous affronterez l’armée d’Izgard sur le champ de bataille, au nom de quoi vous battrez-vous ? »

Camron sentit le sang affluer dans ses joues. Il baissa la tête, fuyant le regard inquisiteur de ses yeux trop bleus.

« Pour la vengeance ? insista-t-elle. Pour l’amour du Rhaize ? Ou bien y verrez-vous une occasion de sortir de l’ombre immense de votre père et d’engendrer le mont Credo d’une nouvelle génération ? »

Pris de colère, Camron secoua la tête. « Je combattrai pour la mémoire de mon père, pour Thorn ainsi que pour tous ceux qui ont péri là-bas.

— Aah, dit Lianne, en faisant tinter son gobelet avec le doigt. Pour les trois, donc.

— Non. » Camron reposa violemment la carafe sur le plateau. Les gobelets d’argent tintèrent comme des clochettes. Quelle mouche avait piqué cette femme ? D’où tenait-elle le droit de lui parler ainsi ? Légèrement grisé, comme s’il avait bu et non pas respiré le vin, Camron s’écarta de la comtesse et de son nid de chaises et de tables. « Je ne suis pas ici pour parler de moi. Ainsi que vous l’avez dit, l’armée du Rhaize part pour le nord demain matin. Je suis venu à Mir’Lor pour prévenir votre fils qu’Izgard dispose de... » Camron se reprit juste à temps, se rappelant sa maladresse de tantôt devant l’entourage du sire. « D’atouts surnaturels. »

Un son rauque qui était peut-être un rire s’échappa de la gorge de Lianne. Se tournant face au feu, elle prit une gorgée de berriac. Camron remarqua enfin à quel point elle était belle : la courbe de son cou, ses hautes pommettes... Que disait-on d’elle autrefois ? Le Rhaize tout entier est contenu dans ses yeux. On disait autre chose, également. Qu’elle était courtisée par les deux hommes les plus puissants du pays. Mais en dehors du vieux sire en personne, Camron ne se rappelait plus qui était le second.

Lianne, comtesse de Mir’Lor, passa le doigt le long de ses lèvres. Pendant un instant, elle ressembla trait pour trait à son fils. « Et si je vous offrais une raison supplémentaire de vous battre, Camron de Thorn ? Que me répondriez-vous ? »

Camron s’arracha les cheveux. Des hommes et des femmes étaient morts ; son père était mort. Pourquoi personne dans ce palais ne voulait-il le comprendre ? Pourquoi refusait-on de l’écouter ? « J’ai assez de raisons pour cela, ma dame. Quiconque a vu les harras ne saurait en douter. » Aucunement affectée par la force de ses paroles, Lianne sourit avec douceur. « Vous ressemblez tant à votre père quand vous êtes en colère. Le saviez-vous ? »

Un muscle se serra dans la poitrine de Camron. Il se sentit désorienté, comme s’il venait d’être lancé au milieu d’un jeu sans la moindre règle. « Vous connaissiez mon père ? »

Lianne acquiesça. Pour la première fois depuis que Camron avait franchi sa porte, elle baissa les yeux. « Je l’ai connu, oui. Voilà bien des années. À l’époque de la guerre et du mont Credo. »

La première réaction de Camron fut l’incrédulité. Comment son père aurait-il pu connaître la comtesse de Mir’Lor sans jamais le mentionner ?

« Nous étions du même âge, lui et moi, poursuivit Lianne en tournant le dos à Camron pour s’approcher du feu. Lui et moi étions les deux seules personnes à nous rappeler le Garizon d’autrefois. » Elle haussa les épaules face aux flammes. « Berick est mort désormais, et il ne reste plus que moi. »

Elle se détourna abruptement du feu. Ses yeux brillaient, et deux taches rouges coloraient ses pommettes. « Alors, ne vous figurez pas m’apprendre quoi que ce soit. Tout ce que vous pourriez me dire sur le Garizon ainsi que ses rois, je l’ai déjà entendu. »

Camron inclina la tête. Chaque fois que cette femme prenait la parole, elle sapait un peu plus la terre ferme sous ses pieds. « Il ne m’a jamais parlé de vous.

— Il y a beaucoup de choses dont il ne parlait pas.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Il ne vous a jamais parlé non plus du Garizon, n’est-ce pas ?

— Vous vous trompez, ma dame. Il m’a souvent parlé du Garizon. Il me racontait comment, vingt et un ans plus tôt, il avait renoncé à toute prétention à la royauté parce qu’il voulait laisser le peuple du Garizon en paix. Ces gens avaient suffisamment souffert au mont Credo, disait-il, et une guerre civile ne servirait qu’à les déchirer davantage. »

Lianne fit un petit geste de la main. « Si votre père avait renoncé à toute prétention au trône, comment se fait-il que, jusqu’à sa mort, il ait cacheté toutes ses lettres avec la cire améthyste des souverains de Garizon ? »

Camron demeura parfaitement immobile. Sa poitrine était si tendue qu’il n’osait se risquer à respirer. De la cire améthyste. Celle même avec laquelle il avait cacheté sa dernière lettre à son père. Celle qu’il avait sous l’ongle du pouce en appuyant frénétiquement sur le torse du vieil homme.

Lianne le dévisagea d’un œil imperturbable. « Il vous demandait de vous en servir également, n’est-ce pas ? »

Camron sentit la pression descendre de sa poitrine à ses entrailles. Il secoua la tête. « Cela ne voulait rien dire. Rien du tout. Ce n’était qu’une coutume familiale, rien de plus. » Il sentit le mensonge au moment de l’énoncer. Le feu lui parut soudain assez proche pour lui brûler le visage.

« Vous n’y croyez pas vous-même. N’est-ce pas ? »

Et par cette question, Lianne, comtesse de Mir’Lor, ôta ses dernières certitudes à Camron. Celui-ci se sentit tomber. Il se revit une fois de plus dans le bureau de son père, agenouillé auprès de son corps ; la salle était tout illuminée, l’air empestait le pelage humide et le sang chaud, et de monstres qu’ils étaient les harras se changeaient en hommes, jetant des ombres mouvantes et fluides en travers de son dos. Camron les regarda partir. Il sentit les vibrations de leurs bottes à travers les dalles sous ses genoux, entendit le bruit sourd quand le dernier harrar lança quelque chose sur le sol avant de sortir.

Camron frissonna, brutalement renvoyé dans le présent. Il serrait les poings contre ses flancs.

Un bloc de cire à cacheter. Voilà ce que le dernier harrar avait jeté sur le sol du bureau.

Au cours de la folie qui s’était ensuivie – la terreur de sentir refroidir le corps de son père, de découvrir les hommes taillés en pièces au bas de l’escalier, leur sang fumant sous la chaleur du brasier –, il avait chassé ce détail de sa mémoire. Il n’y avait de place que pour la mort en cette nuit funeste. Les lèvres de Camron se réduisirent à une ligne dure. Il aurait dû aller trouver son père plus tôt.

« Asseyez-vous, asseyez-vous donc. » Une main lui effleura l’épaule, puis la joue. Camron releva la tête vers Lianne de Mir’Lor. Comment avait-il pu se tromper à ce point au sujet de ses yeux ? Ils n’avaient nullement la froideur des joyaux. Ils étaient doux, profonds, et leurs iris recueillaient de si nombreux chagrins qu’il en eut la gorge nouée.

Elle le guida vers un fauteuil, disposa un coussin dans son dos, écarta une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front et lui tendit son verre de vin. « Buvez, dit-elle. Je sais que vous n’en avez pas envie, mais faites-le parce que je vous le demande. »

Il porta le gobelet à ses lèvres, ferma les yeux, et but.

Le vin lui rappela son foyer. Il le sentit glisser dans son gosier comme une prière soufflée dans le noir. Il apaisa les battements de son cœur, débloqua sa poitrine, lui rendit la respiration plus facile.

Lianne lui sourit gentiment. « Vous voyez, dit-elle comme une mère à son enfant récalcitrant. Je vous avais dit que cela vous ferait du bien. »

Camron ne put s’empêcher de lui retourner son sourire. Il se sentait très jeune en sa présence.

Levant son propre gobelet, elle porta un toast. « Au Rhaize. » Camron l’imita et but de nouveau. Après un moment, Lianne reposa son gobelet dans son giron. Ses yeux étincelaient, fixés sur un point invisible avant de revenir se poser sur le visage de Camron. « Vous savez que je dis la vérité à propos de votre père. »

Camron ne répondit rien. Il n’avait plus assez confiance en lui pour distinguer le vrai du faux.

« Izgard n’a pas tué votre père à cause de la victoire qu’il avait remportée au mont Credo. » Lianne secoua la tête. « Non ; il l’a tué en raison de la cire améthyste. Izgard savait, voyez-vous. Il savait qu’en continuant à se servir de cette cire dans toute sa correspondance, votre père – en dépit de ses belles paroles de renonciation – maintenait sa prétention bien vivante.

— Mais il affirmait ne pas vouloir régner sur le Garizon. Il me l’avait juré.

— Il ne le faisait pas pour lui. » Lianne releva le menton en disant cela, offrant la réponse à Camron dans ses yeux.

Camron secoua la tête, refusant de la lire.

Lianne haussa les épaules et la proféra à haute voix : « Oui, Camron de Thorn. C’est pour vous qu’il entretenait cette prétention. Uniquement pour vous. »

La pièce parut subitement étouffante et sombre. Camron sentit un filet de sueur glisser sur sa tempe. Il avait beau savoir au fond de lui que la comtesse avait raison, que le bloc de cire lancé par le harrar était un signe qu’Izgard savait lui aussi – personne, excepté lui, ne devait se servir d’améthyste –, Camron secoua la tête. Accepter ce qu’elle lui disait aurait changé trop de choses.

Lianne continua à parler, d’une voix plus sévère. « Même si votre père était cousin du vieux roi, il savait qu’il ne pourrait jamais régner sur le Garizon après le mont Credo. Le peuple ne l’aurait pas toléré. Il était le plus grand héros du Rhaize, l’homme qui avait livré et remporté la plus fameuse des batailles en un demi-siècle, qui avait massacré vingt mille Garizons sur une montagne en plein hiver sans laisser un seul survivant pour enterrer les cadavres gelés. »

Camron fronça les sourcils.

« Ne vous y trompez pas, Camron de Thorn, votre père aurait voulu régner. Il le désirait de tout son cœur, et jusque dans ses os, son sang – il aspirait à porter la Ronce d’or. Et cependant, il ne pouvait pas effacer sa victoire du mont Credo, et cinquante années étaient loin d’être suffisantes pour la faire oublier au peuple de Garizon.

— Le peuple de Rhaize a oublié, pourtant. Il a oublié le passé du Garizon. »

Lianne sourit doucement, mais répondit avec des mots durs. « Les vaincus ont la mémoire moins courte. Tout ce que se rappelle le Rhaize, ou même cette cour, est qu’il y a un demi-siècle plus tôt le Rhaize remportait une magnifique victoire. Demain, mon fils prendra la route en pensant répéter cet exploit. »

Camron croisa le regard de la comtesse de Mir’Lor. Il commençait à comprendre désormais.

Lianne fit glisser ses mains sur sa robe avec un froissement soyeux et les noua dans son giron. « J’ai aimé votre père autrefois. »

Camron hocha la tête. Il l’avait entendu dans sa voix quelques minutes plus tôt.

« J’aurais pu l’épouser, également.

— S’il avait coiffé la Ronce d’or ? »

Lianne ne cilla pas. Elle le dévisagea d’une manière telle que Camron sentit ses joues s’échauffer. Quelle mouche l’avait piqué de dire une chose pareille ?

Puis elle sourit ; la comtesse de Mir’Lor sourit avec tant d’intelligence et de chaleur que Camron en eut le souffle coupé. « Je suis trop vieille pour les mensonges, Camron de Thorn, dit-elle, et j’ai oublié depuis longtemps l’art de la joute verbale. Ainsi donc, ma vanité dût-elle en souffrir, je reconnais que vous avez raison : j’étais jeune et ambitieuse, et déterminée à épouser un roi. »

Elle était si belle en avouant cela, un tel éclat brillait dans ses yeux, que Camron sut aussitôt comment les choses s’étaient déroulées. Quand bien même elle vous aurait déclaré en face qu’elle vous épousait pour votre titre et votre richesse, vous lui auriez dit oui malgré tout. C’était ce genre de femme.

Et cependant, tout en l’admirant et peut-être en tombant un peu amoureux d’elle à son tour, Camron sentit de nouveau un poids peser sur sa poitrine. Son père avait renoncé à tant de choses au mont Credo : à son pays, à son avenir, à la femme qu’il aimait...

Secouant la tête, il murmura : « Cinquante ans, c’est bien long.

— De fait, reconnut Lianne, comprenant aussitôt ce qu’il voulait dire, mais il a eu des compensations, vous ne devez pas l’oublier : une épouse qui l’a aimé tendrement, ainsi que son rôle de pacificateur. Aujourd’hui encore, le peuple de Garizon ignore que Berick a sauvé dix fois autant de vies qu’il en a pris. En empêchant les généraux de Rhaize de démanteler le Garizon à l’issue du mont Credo, et en limitant les représailles à Veizach. Dieu sait combien de souffrances il a évitées ainsi. »

Lianne marqua une pause et regarda Camron droit dans les yeux. Le feu crépitait doucement dans son dos, jetant autour d’elle un halo tremblotant et doré. « Et puis, il y a vous, Camron de Thorn. Votre père a eu un fils à chérir et pour lequel nourrir des ambitions. »

En l’écoutant parler, Camron sentit son corps s’engourdir peu à peu. Il était éreinté, comme s’il avait couru jusqu’au bout de ses forces. Face aux yeux bleus de Lianne, agité par des émotions trop nombreuses pour être nommées, il prit une décision.

« Ainsi, mon père voulait me voir régner sur le Garizon à sa place ? »

Lianne eut un sourire de vieux professeur. « Oui. Même si diverses raisons lui interdisaient d’en parler.

— Pourquoi ?

— Il craignait pour votre vie. L’assassinat est un mode de vie en Garizon. Izgard a entrepris d’éliminer tous ses rivaux dès son couronnement. Si vous vous étiez déclaré ouvertement contre lui, c’est vous qui seriez mort aujourd’hui, et non votre père. »

Camron accusa le coup.

Mais Lianne n’en avait pas terminé. « Ensuite, il se refusait à vous forcer la main. Si vous deviez faire valoir vos droits sur le Garizon, il voulait attendre que vous lui en parliez. »

Tant de choses ; tant de choses qu’il n’avait pas comprises. Camron se couvrit le visage avec les mains. Pendant toutes ces années, son père l’avait attendu... Cette nuit encore, dans son bureau, il l’avait attendu. Mais son fils n’était jamais venu.

« Il n’est pas trop tard, lui dit Lianne d’une voix douce. Vous pouvez encore combattre pour ce qu’il désirait. Même aujourd’hui.

— Je...

— Allez parler à Balanon, l’interrompit Lianne avant qu’il sache ce qu’il s’apprêtait à dire. C’est lui le véritable chef des armées de Rhaize. Mon fils est un bon orateur, mais il n’a encore jamais livré de guerre. Et le moment venu, il ne lui faudra pas longtemps pour réaliser l’étendue de ses lacunes et solliciter l’aide de Balanon. Tenez... » Lianne s’approcha de Camron, prit délicatement une de ses mains et pressa un objet lisse et tiède au creux de sa paume. « Donnez ceci à Balanon. Il saura que cela vient de moi. Il vous écoutera. »

Camron referma le poing autour de l’objet, sans le regarder.

« En dépit de ses salles immenses et de ses longs couloirs, Mir’Lor est un tout petit endroit. » Lianne sourit pour elle-même. « La plupart de ceux qui vivent ici me doivent quelques menus services. »

Camron se leva. Il avait envie d’être seul.

Lianne l’accompagna sur quelques pas, puis s’arrêta, le laissant retourner seul jusqu’à la porte. « Prenez le temps de dormir sur ce que je vous ai dit, et allez parler à Balanon à l’aube. »

Refermant la main sur la poignée de la porte, Camron demanda : « Pourquoi m’avoir raconté tout cela ? »

Lianne, comtesse de Mir’Lor, se redressa de toute sa hauteur. Des bijoux que Camron n’avait pas remarqués jusqu’à présent scintillèrent à sa gorge ainsi qu’à ses poignets, et la lueur des flammes se refléta dans ses yeux quand elle lui répondit : « Je vous ai dit tout cela car je suis la mémoire et le cœur du Rhaize. Je suis la seule qui sache encore ce qu’est le Garizon et de quoi sont capables ses rois. » Elle secoua la tête. « Et peut-être suis-je trop fière pour reconnaître avoir commis une erreur il y a tant d’années en refusant d’épouser votre père, mais aujourd’hui encore, je suis hantée par le regret. »

Camron voulut trouver quelque chose à dire, mais les mots refusant de sortir, il se contenta d’incliner la tête et prit congé.

La Peinture De Sang
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